Benjamenta,
le chef-d'œuvre oublié
que
le Suisse allemand Robert Walser fit paraître en 1909. Un homme
y tenait son journal intime et affirmait son refus de toute évolution,
son non-vouloir, dans une ambiance d'étrangeté, de vertige et
d'angoisse. On peut raisonnablement penser que Michel Vittoz a
intimement fréquenté ce texte, dont Kafka fut par ailleurs l'un des
premiers admirateurs. La littérature se nourrit en permanence d'elle-même.
Et
pourtant à chaque fois elle se renouvelle et invente de nouveaux
cheminements. Il en va très exactement ainsi du roman de Michel Vittoz,
remarquable par sa qualité d'écriture, son architecture, son alliage
maîtrisé d'ordre et de chaos. Une vision puissante s'y développe,
portée par des figures dont les dérèglements intimes paraissent venir
en répliques à d'autres désordres. Un livre superbe et accablant.
En
prologue au roman, une singulière scène d'amour, au début des années
1970. Un accouplement au rituel saugrenu, quasi monstrueux. L'homme est
né
sous
le signe même du dérèglement, dans la nuit du 27 au 28 février
1933 : au même moment, à
Berlin,
le Reich-
stag flambait. Arrivé à l'âge de sept
ans, il a décidé de ne plus grandir. Sa partenaire, un tout peu plus
âgée,
s'est
tenue
pareillement
en
froid
avec la vie. Ce jour-là, dans son langage frustre, l'homoncule
lui commande de venir le satisfaire, ainsi qu'à l'accoutumée. Mais la
montée
du
plaisir provoque une «explosion»
dans son cerveau. Le rideau tombe. Par sa bizarrerie, par sa déraison,
par la personnalité des protagonistes, cet épisode liminaire ne laisse
pas de faire penser à un autre grand moment
romanesque,
le monologue
du demeuré Benjy, dans le Bruit
et
la
Fureur,
de
Faulkner : une suite de sensations animales, dans un monde hors
du temps, qui se construit au fil d'incongrues associations d'idées. La
monstruosité et le côté hallucinatoire des pages d'ouverture du roman
de Michel
Vittoz délivrent
aussi le sens général de l'histoire à la fois confuse et
étonnamment cohérente qui va suivre. Avec pour cadre la pension
Giuliani, un établissement des Vosges qui, dans l'entre-deux-guerres
avait accueilli des malades sans espoir de guérison. L'un de ceux-ci,
qui s'en est malgré tout sorti, aujourd'hui raconte.
Cela
commence en 1924, en Italie, lorsqu'un
jeune
militant
de
gauche, Tommaso Giuliani, est violemment molesté par des
fascistes dans une rue de Pavie. Sept jours
durant,
il
reste
suspendu entre vie et mort, tandis qu'une petite fille, qui a été
témoin de l'agression, ne quitte pas son chevet. Déjà
Michel Vittoz
tend
son filet, commence de nouer entre eux plusieurs
fils
qu'il
va
tenir |
d'absolue
solitude. Puis des résonances profondes se laissent lentement percevoir
entre elles. Je jeune martyr de Pavie s'en est tiré. Il est devenu
professeur, a épousé la gouvernante française de son
petit
ange
gardien et donné son propre nom à l'institut qui les abrite
tous
les trois.
Mais un enfant vient à naître, qu'il imagine illégitime,
pendant la sinistre nuit de 1933. Et le chaos semble se déchaîner.
Tommaso Giuliani désormais en proie à des accès de démence, reste
cloîtré pendant sept ans dans une chambre. Sa femme Anna tient les
commandes de l'établissement , non sans vivre elle-même
quelques
déchirements intimes.
La
jeune
Amalia,
qui
depuis l'épisode barbare se croit vouée à
accompagner
les mourants, essaie de transfuser aux pension-
naires un peu de la vie qui pousse en elle. Si l'Institut Giuliani fonctionne
à la perfection, rien cependant ne s'y déroule selon la norme. L'étrange
et l'excessif y prévalent continûment, comme si les difformités
latentes du temps venaient déjà s'y concentrer. Ainsi l'enfant
d'Anna
et
de
Tommaso, ce Bruno qui semble se livrer à un jeu absurde dans le
fin fond du jardin : creuser des trous et empiler des rebuts
hétéroclites
pour édifier
ce
qu'il
appelle
sa
«ligne
à Maginot».
«Le
monsieur
fou»,
son père, à peine revenu de sa démence, une nuit de 1940,
viendra s'y empaler. Une manière d'image emblématique de l'univers de
déraison et de chaos en train de se profiler, où la raison du plus fou
semble devoir triompher.
Michel
Vittoz se lance ici dans une entreprise
dont on ne voit aujourd'hui guère d'égale. Renouant avec la
tradition depuis longtemps perdue du cycle romanesque, il annonce
six volumes à venir avec les mêmes personnages principaux au nombre de
sept. A chaque fois l'un d'entre eux devra disparaître. La mort de
Tommaso Giuliani ouvre la série. On n'imagine pas encore ce que
pourront être les suites d'un livre si remarquablement
accompli,
formant en soi un bloc d'une incontestable richesse de sens, aux
entrées multiples. Le prologue, une anticipation de trente ans, outre
sa haute
fonction
symbolique,
pour-rait également servir d'épilogue, au terme
de
l'aventure.
Et
l'on
ver-rait alors assez bien le dernier partenaire pantelant d'Amalia,
Bruno et ses éternels sept ans, traverser le temps avec la même fausse
naïveté puérile que l'Oscar Matzerath de Günter Grass, dans le Tambour.
En
attendant, l'Institut Giuliani constitue à l'évidence l'un des
événements littéraires de ces derniers mois.
Michel Vittoz,
l'Institut Giuliani,
Buchet-Chastel,
384 pages,
19
euros. |